Le Conseil constitutionnel a été saisi le 19 septembre 2012 par le Conseil d'État (décision n° 360487 du 19 septembre 2012), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par M. Christian S., relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 100 f et du troisième alinéa de l'article 100 s du code des professions applicable dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code des professions applicable dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle (Gewerbeordnung) ;
Vu la loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, notamment ses articles 7 et 12 ;
Vu la loi du 1er juin 1924 portant introduction des lois commerciales françaises dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, notamment ses articles 5 et 10 ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations en intervention produites pour la Chambre de métiers d'Alsace et la Confédération des organisations professionnelles de l'artisanat d'Alsace, par la société d'avocats Cahn et associés, avocat au barreau de Strasbourg, enregistrées le 9 octobre 2012 ;
Vu les observations produites pour le requérant par la SCP Wachsmann, Hecker, Barraux, Meyer, Hoonakker, Atzenhoffer, Strohl, Lang, Fady, Caen, avocat au barreau de Strasbourg, enregistrées les 10 et 26 octobre 2012 ;
Vu les observations produites pour la corporation obligatoire des patrons et entrepreneurs électriciens du Bas-Rhin, par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées les 10 et 26 octobre 2012 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 12 octobre 2012 ;
Vu les observations en intervention produites pour la ville de Strasbourg par la SCP Alain-François Roger et Anne Sevaux, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 12 octobre 2012 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Nicolas Fady, dans l'intérêt du requérant, Me Cédric Uzan-Sarano, dans l'intérêt de la Corporation obligatoire des patrons et entrepreneurs électriciens du Bas-Rhin, Me Thierry Cahn, dans l'intérêt de la Chambre de métiers d'Alsace et la Confédération des organisations professionnelles de l'Artisanat d'Alsace, Me Roger, dans l'intérêt de la ville de Strasbourg et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 20 novembre 2012 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu'aux termes de l'article 100 f du code des professions applicables dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle (Gewerbeordnung) : « Als Mitglieder gehören der Innung alle diejenigen an, welche das Gewerbe, wofür die Innung errichtet ist, als stehendes Gewerbe selbständig betreiben. Ausgenommen sind :
« 1.- diejenigen, welche das Gewerbe fabrikmäβig betreiben ;
« 2.- im Falle die im 100 Absatz 1 bezeichnete Anordnung nur für solche Gewerbetreibende getroffen worden ist, welche der Regel nach Gesellen oder Lehrlinge halten, diejenigen, welche der Regel nach weder Gesellen noch Lehrlinge halten.
« Inwieweit Handwerker, welche in Landwirtschaftlichen oder gewerblichen Betrieben gegen Entgelt beschäftigt sind und der Regel nach Gesellen oder Lehrlinge halten, sowie Hausgewerbetreibende der Innung anzugehören haben, wird mit Genehmigung der höheren Verwaltungsbehörde durch das Statut bestimmt. Vor der Genehmigung ist den bezeichneten Personen Gelegenheit zur Äuβerung zu geben.
« Gewerbetreibende, welche mehrere Gewerbe betreiben gehören derjenigen Innung als Mitglieder an, welche für das hauptsächlich von ihnen betriebene Gewerbe errichtet ist.
« Die Mitgliedschaft beginnt für diejenigen, welche zur Zeit der Errichtung der Innung das Gewerbe betreiben, mit diesem Zeitpunkte, für diejenigen welche den Betrieb des Gewerbs später beginnen, mit dem Zeitpunkte der Eröffnung des Betriebs » ;
2. Considérant qu'aux termes du troisième alinéa de l'article 100 s du même code : « Gewerbetreibende, welche neben dem Handwerke, hinsichtlich dessen sie der Innung angehören, noch ein anderes Handwerk oder ein Handelsgeschäft betreiben, sind zu den Beiträgen an die Innung nur nach dem Verhältnisse der Einnahmen aus dem zu der Innung gehörenden Handwerksbetrieb, und soweit die Beiträge durch Zuschläge zu der Gewerbesteuer erhoben werden, nur nach dem Verhältnisse der auf diesen Handwerksbetrieb treffenden Steuer heranzuziehen » ;
3. Considérant qu'en l'absence de publication de la traduction officielle prévue par les lois du 1er juin 1924 susvisées, il ressort de traductions officieuses de l'article 100 f que sont affiliées d'office à la corporation obligatoire, les personnes qui exploitent à titre sédentaire et de manière indépendante l'une des activités pour lesquelles la corporation a été créée ; que sont exclues de l'affiliation obligatoire : les personnes qui exploitent l'activité en question de façon industrielle, et dans le cas où l'affiliation obligatoire n'a été décidée que pour les exploitants qui occupent habituellement des compagnons ou des apprentis, ceux qui ne répondent pas à cette définition ; qu'il en ressort aussi que les statuts détermineront, sous réserve de l'approbation de l'autorité administrative supérieure, dans quelle mesure les personnes exerçant un métier d'artisanat moyennant rémunération, dans une exploitation agricole, commerciale ou industrielle, et qui emploient régulièrement des compagnons ou des apprentis, ainsi que les exploitants à domicile, doivent faire partie de la corporation obligatoire ; que les personnes concernées doivent pouvoir s'exprimer sur cette question avant que l'autorité administrative supérieure n'approuve les statuts ; que les exploitants ayant plusieurs activités artisanales relèvent de la corporation obligatoire correspondant à leurs activités principales ; que l'affiliation prend effet à dater de la création de la corporation obligatoire pour les personnes qui sont déjà établies à ce moment là, et à l'ouverture de leur exploitation pour les autres ;
4. Considérant que, selon les traductions officieuses du troisième alinéa de l'article 100 s, les exploitants qui, outre l'activité artisanale à raison de laquelle ils sont affiliés à la corporation, exercent encore une autre activité artisanale, ou une activité commerciale, ne seront soumis à la cotisation corporative, qu'eu égard à la part de revenus qu'ils tirent de l'exploitation artisanale pour laquelle ils sont affiliés ; que si les cotisations sont perçues sous forme de taxe additionnelle à un impôt professionnel, elles ne seront prélevées que sur les bases de l'impôt afférentes à l'exploitation artisanale ;
5. Considérant que, selon le requérant, l'affiliation obligatoire à une corporation et la dissolution des corporations libres qu'entraîne la création d'une corporation obligatoire portent atteinte à la liberté d'association, notamment en tant qu'elle protège la liberté de ne pas s'associer ; que l'obligation d'adhérer et de cotiser à une telle organisation professionnelle méconnaîtrait en outre la liberté d'entreprendre et le droit de propriété ; qu'il soutient également que l'absence de version française faisant foi des dispositions contestées porte atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi et au premier alinéa de l'article 2 de la Constitution ;
- SUR LE GRIEF TIRÉ DE L'ATTEINTE À LA LIBERTÉ D'ENTREPRENDRE :
6. Considérant que la liberté d'entreprendre découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ; qu'il est loisible au législateur d'apporter à cette liberté des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi ;
7. Considérant, d'une part, que la liberté d'entreprendre comprend non seulement la liberté d'accéder à une profession ou à une activité économique mais également la liberté dans l'exercice de cette profession ou de cette activité ; que, par suite, la circonstance que l'affiliation à une corporation obligatoire ne conditionne pas l'exercice d'une profession mais en découle, n'a pas pour effet de rendre inopérant le grief tiré de l'atteinte à la liberté d'entreprendre ;
8. Considérant, d'autre part, que le premier alinéa de l'article 100 du code susvisé dispose que l'autorité administrative décide, à la demande de la majorité des exploitants intéressés, de l'affiliation obligatoire à une corporation lorsqu'il s'agit de préserver les intérêts communs d'entreprises relevant de l'artisanat ;
9. Considérant que, selon l'article 81 a du code susvisé, la mission légale des corporations est d'entretenir l'esprit de corps ainsi que de maintenir et de renforcer l'honneur professionnel parmi ses membres, de promouvoir des relations fructueuses entre les chefs d'entreprises et leurs préposés, d'apporter une assistance dans les questions de logement et de placement, de compléter la réglementation de l'apprentissage et de veiller à la formation technique et professionnelle et à l'éducation morale des apprentis sans préjudice des dispositions générales applicables en la matière ; que l'article 81 b énumère les actions facultatives que les corporations peuvent conduire ;
10. Considérant que, dès lors qu'une corporation obligatoire est instituée, la réglementation professionnelle résultant des dispositions relatives aux corporations obligatoires est applicable à toutes les entreprises relevant de l'artisanat, quelle que soit l'activité exercée ; que les artisans affiliés d'office à une telle corporation sont alors tenus de s'acquitter de cotisations à raison de cette affiliation ; qu'il ressort du premier alinéa de l'article 88 du code susvisé que les corporations peuvent imposer à leurs membres des obligations en relation avec les missions qu'elles exercent ; que l'article 92 c prévoit que la direction de la corporation a le droit d'infliger à ses membres des sanctions disciplinaires et spécialement des amendes en cas de contravention aux dispositions statutaires ; que l'article 94 c habilite les corporations à faire surveiller par des délégués l'observation des prescriptions légales et statutaires dans les établissements de leurs membres et, notamment, de prendre connaissance de l'état de l'installation des locaux de travail ;
11. Considérant que dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, les artisans sont immatriculés à un registre tenu par des chambres de métiers qui assurent la représentation des intérêts généraux de l'artisanat ; que la nature des activités relevant de l'artisanat ne justifie pas le maintien d'une réglementation professionnelle s'ajoutant à celle relative aux chambres de métiers et imposant à tous les chefs d'exploitations ou d'entreprises artisanales d'être regroupés par corporation en fonction de leur activité et soumis ainsi aux sujétions précitées ; que, par suite, les dispositions contestées relatives à l'obligation d'affiliation aux corporations portent atteinte à la liberté d'entreprendre ; que, sans qu'il soit besoin d'examiner les griefs tirés de l'atteinte à la liberté d'association et au droit de propriété, l'article 100 f et le troisième alinéa de l'article 100 s du code des professions applicable dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle doivent être déclarés contraires à la Constitution ;
- SUR LE GRIEF TIRÉ DE L'ATTEINTE À L'OBJECTIF DE VALEUR CONSTITUTIONNELLE D'ACCESSIBILITÉ ET D'INTELLIGIBILITÉ DE LA LOI ET À L'ARTICLE 2 DE LA CONSTITUTION :
12. Considérant que les dispositions contestées, rédigées en allemand, n'ont pas donné lieu à une publication de la traduction officielle prévue par les lois du 1er juin 1924 susvisées ; qu'aux termes du premier alinéa de l'article 2 de la Constitution : « La langue de la République est le français » ; que si la méconnaissance de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, ne peut, en elle-même, être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution, l'atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité de la loi qui résulte de l'absence de version officielle en langue française d'une disposition législative peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité ; que, toutefois, compte tenu de la déclaration d'inconstitutionnalité prononcée au considérant 11, il n'y a pas lieu pour le Conseil constitutionnel d'examiner le grief tiré de la violation de ces exigences constitutionnelles ;
- SUR LA DÉCLARATION D'INCONSTITUTIONNALITÉ :
13. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration ;
14. Considérant que la déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 100 f et du troisième alinéa de l'article 100 s du code des professions applicable dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle (Gewerbeordnung) prend effet à compter de la publication de la présente décision ; qu'elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date,
D É C I D E :
Article 1er.- L'article 100 f et le troisième alinéa de l'article 100 s du code des professions applicable dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle (Gewerbeordnung) sont contraires à la Constitution.
Article 2.- La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées par son considérant 14.
Article 3.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23 11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 29 novembre 2012, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Renaud DENOIX de SAINT MARC, Mme Jacqueline de GUILLENCHMIDT, MM. Hubert HAENEL, Nicolas SARKOZY et Pierre STEINMETZ.
Rendu public le 30 novembre 2012.